Au pays de la créatrice de mode Simone Rocha

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Depuis son bureau de Haggerston, dans l’est de Londres, où beaux livres, images, carnets et posters cohabitent, Simone Rocha se compare – en plaisantant – à une centenaire. « J’ai l’impression d’avoir tellement vieilli cette année », dit-elle, du haut de ses 38 ans, un nœud en ruban rose poudré s’échappant de sa chevelure noire. Il est vrai que, aux deux défilés habituels, se sont ajoutés le lancement d’une ­collaboration avec Crocs en avril, sabots piqués de cristaux et de perles, et la publication d’un livre-somme cet automne.

En attendant de découvrir, le 2 décembre, si elle remportera le prix de la designer féminine de l’année, à la cérémonie des British Fashion Awards, elle a dessiné pour la plateforme d’e-commerce Mytheresa une collection, en vente depuis le 20 novembre. Sacs à chaînettes de perles, cardigans à manches ballons, jupes en dentelle et sequins, robes du soir relevées d’un nœud rouge, top en satin couleur dragée et ballerines rose Pompadour… « Je me suis replongée dans certaines collections passées pour en proposer un condensé », résume-t-elle.

Avant cela, en janvier, elle a révélé sa toute première collection de haute couture, élaborée pour la maison Jean Paul Gaultier, qui, chaque saison depuis 2021, confie à un créateur le soin d’interpréter son héritage. « Comme une gamine dans un magasin de bonbons », Simone Rocha a fouillé les archives « jusqu’à rendre dingues les équipes », admet-elle. Avant de fusionner subtilement l’univers éthéré, rêveur et gothique qu’elle construit depuis 2010, aux corsets, marinières, crinolines et silhouettes de matelots de « JPG ». « J’ai été contrainte de sortir de ma zone de confort. Quand le prêt-à-porter demande de faire cent choses à la fois, la couture m’a obligée à ralentir. Vous vous retrouvez peu entourée, avec seulement mannequin, modiste, assistant et première d’atelier, obligée d’être disciplinée, calme et concentrée. »

Contes celtiques et rites catholiques

Elle n’y a pas sacrifié son style fait de volumes généreux et de références victoriennes, de perles et nœuds, de broderies et dentelles, de fleurs, de cuir, de coiffes et voilettes, de noir, blanc, rouge sang et rose pâle. Un beau livre paru en octobre chez Rizzoli décode son esthétique qui figure parmi les plus reconnaissables des créateurs indépendants contemporains. Ce pavé foisonnant d’images et de textes est à rebours des notes d’intention de ses défilés londoniens, aussi brefs et énigmatiques que des haïkus. « Lorsque j’étais étudiante, certaines monographies de Margiela, Undercover ou Ann Demeulemeester étaient pour moi des bibles, explique la créatrice. Quand Rizzoli m’a approchée, j’ai eu envie de faire un livre qui puisse être à la fois une introduction pour les novices et un approfondissement pour les connaisseurs. »

Au fil des pages, on saisit le talent de l’Irlandaise pour le contraste. Ce n’est pas un hasard si la rose demeure la fleur omniprésente de son univers aussi éblouissant que piquant. Ses silhouettes de midinettes peuvent, l’air de rien, faire référence à l’histoire britannique, aux contes celtiques, aux rites catholiques et au deuil. « J’aime les choses qui ne sont pas trop précieuses », avance dans le livre celle qui aime pourtant travailler allègrement la passementerie.

On y retrouve toutes ses inspirations : portraits royaux, amours adolescentes, origines irlando-chinoises, pony kids (de modestes gamins cavaliers irlandais photographiés par Perry Ogden en 1999) et des artistes comme Cindy Sherman, Francis Bacon ou Louise Bourgeois. « Je reste à jamais sa fan ultime », reconnaît Simone Rocha, qui l’a découverte dans un musée de Dublin en 2004 et y a fait référence dans sa collection de fin d’études à l’école Central Saint Martins de Londres en 2010.

Et le défilé, à Londres, de sa collection printemps-été 2014.

Elle a aussi dessiné des tops et robes en velours noir, en clin d’œil à ses sculptures Mamelles (automne-hiver 2015-2016) ou des robes brodées façon toiles d’araignée (automne-hiver 2019-2020). « Qu’il s’agisse d’un bronze énorme ou d’une broderie dans l’angle d’un morceau de tissu, Louise Bourgeois est capable de produire de l’intime à n’importe quelle échelle, s’anime-t-elle. Ses œuvres sont très personnelles. Et pourtant, quand je les vois, j’ai toujours la sensation qu’elles ont été créées pour moi. »

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Il y a un an, une exposition au Musée de la mode d’Anvers, en Belgique, explorait les correspondances entre les œuvres de Louise Bourgeois, de Simone Rocha et de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, mettant en lumière leur trait commun : « un réalisme féminin viscéral », ainsi que le formule Simone Rocha.

Une silhouette disponible sur la plateforme Mytheresa.

Aujourd’hui, environ 30 % des 18 millions d’euros du chiffre d’affaires de sa marque proviennent de son prêt-à-porter masculin, lancé il y a seulement deux ans. Pourtant, c’est en songeant à un personnage de femme qu’elle commence chaque collection. Après la « dérangée » du printemps-été 2025, mi-danseuse de Pina Bausch mi-punkette exhibitionniste, elle fantasme depuis quelques jours sa prochaine muse en prévision du défilé de février 2024 : « une fille plus adulte, plus austère mais avec beaucoup d’humour ». Et féministe ? « Si féminisme veut dire égalité entre les sexes, oui, absolument. » Si les femmes sont encore rares à la tête des grandes maisons, elle ne céderait aux sirènes du poste de directrice artistique qu’en cas de coup de cœur irrépressible, chérissant pour l’instant son indépendance.

Quelques heures avant le verdict des urnes aux Etats-Unis, Simone Rocha voulait encore croire « à un vote féminin sous-estimé » qui aurait porté Kamala Harris à la Maison Blanche. Un mois après la prise de fonction de Donald Trump, en février 2017, elle avait déjà sorti une collection sombre en écho à la Marche des femmes. Il ne fait pas de doute que la victoire du milliardaire affectera le monde romantique de Simone Rocha, qui vante affranchissement et sororité. « La mode reflète toujours l’époque, qu’elle le revendique ou non, prévient-elle. Et, de toute façon, chaque collection contient pour moi sa part de révolte, qu’elle soit grandiose ou infime. »

Simone Rocha, Rizzoli, 288 p., 94 euros.

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Source du contenu: www.lemonde.fr

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